Papa,

Ça va faire quatre ans que tu es parti maintenant. Quatre ans que je te pleure et que tu me manques. Quatre ans que je te parle, semaine après semaine, en espérant que tu m'entendes. Je ne sais pas si mes mots restent lettre morte ou s'ils ont un écho quelconque, mais ces instants de pseudo-reconnexion avec toi me sont précieux. Ils me permettent, le temps d'un instant, de panser ma peine en t'imaginant près de moi, une fois encore, une fois de plus. Je ne sais pas si tu cautionnerais cette sorte de bien-être morbide que je m'octroie en faisant cela mais il faut que tu comprennes qu'il s'agit de ma thérapie. De la thérapie d'une fille orpheline de son père.

Quand j'avais cinq ans, maman et toi m'avaient fait m'asseoir sur le canapé du salon. Installée entre vous deux, avec Tourbillon qui me guettait depuis son panier, tu as passé ta main dans mes cheveux et tu m'as dit que j'allais devenir une grande sœur. A vrai dire, je ne m'en souviens pas, mais toi, toi, tu t'en souvenais. Tu me racontais souvent ma réaction, qui, année après année, n'avait de cesse de te faire rire. Après m'avoir annoncé la grossesse de maman, au lieu d'exprimer un quelconque sentiment, je me suis réfugiée vers mon chien et je lui ai dit « Tu as entendu, Tourbillon ? On va avoir un petit frère ». Loupé. Quelques mois plus tard, ce n'était pas un petit frère qui pointait le bout de son nez, mais une petite sœur.

Tu nous as souvent entendu nous tirer dans les pattes, Romy et moi. Mais tu sais, Papa, malgré ce que je pouvais dire quand j'étais ado, j'étais tout de même contente d'avoir une sœur. Même quand elle fouillait dans mes placards. Même quand elle piquait mon maquillage. Même quand elle prétextait que Tourbillon était son chien et pas le mien. Même quand elle mettait sa musique de merde à fond dans l'unique but de m'empêcher de réviser.

D'aussi loin que je me souvienne, Romy et moi avons toujours été différentes. Alors que je profitais de la récréation pour réviser le contrôle qui approchait, elle, elle préférait regrouper les élèves pour une improvisation théâtrale. Ça la rendait plus populaire que moi, c'est certain ! Elle était aussi plus sociable, plus pétillante. Moi, j'étais plus sérieuse, plus sage, et sans doute bien moins à l'aise qu'elle. Il n'y avait qu'à l'escalade que je me décrispais un peu. Vous avoir demandé de m'inscrire aux cours d'escalade alors que je n'avais que sept ans a vraiment été l'une de mes meilleures idées. J'ai toujours puisé en ce sport le courage qu'il me manquait, tout en y trouvant un échappatoire. Oui, là-bas, je pouvais me laisser totalement aller…sans doute parce que je savais que le harnais était là pour me rattraper si jamais je venais à tomber. Et ce harnais, Papa, Dieu sait que j'en aurais eu besoin quand tu nous as quittées.  

Je crois que tu m'as toujours trouvé trop sage, je me trompe ? Sérieuse, aidante, bonne élève… Tu as toujours dit que tu étais fier de moi, mais je crois, qu'au fond de toi, tu aurais parfois aimé que je lâche un peu prise, que j'arrête de vouloir toujours avoir le contrôle. Je l'ai un peu fait, à l'université. Rien de comparable à certains de mes camarades mais je dois reconnaître que ces années d'études m'ont, dans l'ensemble, apportées beaucoup de bonheur. La meilleure fut sans doute celle que j'ai passée en Italie, quand je suis partie en Erasmus, l'année de mes vingt-deux ans. Outre le côté fascinant de pouvoir appréhender la biologie sous une nouvelle facette, en étant confrontée à des situations différentes de ce que je pouvais voir en Angleterre, je me suis vraiment plu à Naples. J'avais enfin quitté le cocon familial, pour la première fois. Tu t'en souviens sans doute, là-bas j'avais rencontré des gens des quatre coins du Monde. Et puis, je l'avais rencontré, lui. Ce garçon qui m'avait fait tourner la tête : Alessio. Ah ! Là, je pourrais mettre ma main à couper que tu ne l'as pas oublié, celui-là. Tu n'avais pas été très heureux d'apprendre que " ta petite hirondelle ", comme tu te plaisais à m'appeler, fréquentait un homme plus âgé. Tu devais craindre qu'il ait de mauvaises intentions et tout cela n'a dû que se confirmer quand nous nous sommes séparés. Mais ce n'était pas le cas, Papa. Il était quelqu'un de bien. Nous n'étions seulement pas faits pour avoir une histoire plus longue que celle que nous avons eue.

Le temps a fait les choses. Je suis rentrée en Angleterre, je vous ai retrouvés, toi, maman et Romy. Même si j'ai à cette époque décidé d'enfin prendre mon propre petit appartement, nous avons tout de même renoué avec nos vieilles habitudes. Je poursuivais mes études en biologie à Londres et je rentrais souvent les week-end pour passer du temps avec vous. Je ne te remercierai jamais assez de m'avoir à ce point encouragée dans cette voie et d'avoir dévolu plusieurs de tes week-ends à mes travaux pratiques. J'aimais tellement quand nous partions en forêt, rien que tous les deux, la journée durant. Et même si je pouvais passer des heures à observer une plante pour comprendre sa spécificité, tu ne râlais pas, tu ne disais rien. C'est sûr que ce n'est pas Romy qui aurait fait preuve d'une telle patience !

Te savoir toujours auprès de moi et confiant m'a sans cesse poussée à faire de mon mieux.  Je sais que c'est grâce à toi si je suis arrivée là où je suis aujourd'hui. En commençant mes études, jamais je ne me serais crue capable d'obtenir un tel poste. Et pourtant, me voilà, depuis bientôt dix ans, à étudier la faune et la flore de Richmond Park. A moitié sur le terrain et à moitié dans un laboratoire, je me complais à étudier cette biodiversité tout autant que j'éprouve une certaine satisfaction en voyant le métier « chercheur en biologie » être rattaché à mon nom.

Ce nom, je suis fière de le porter. C'est celui d'un homme fort, qui croyait en la vie et l'amour plus qu'en la mort et la haine. Tu as su nous inculquer la valeur des choses. Tu as su nous faire comprendre qu'il n'est pas de petits bonheurs et qu'il faut parfois savoir se satisfaire de ce que nous avons. Tu avais ta propre philosophie de vie, indissociable du bonheur. Alors, j'ai essayé de m'y plier et de relativiser la situation lorsque nous avons appris que tu étais malade. Mais rien n'y a fait. Rien n'était à relativiser. Maman s'est ébranlée et Romy a fui aux Etats-Unis. Mais toi, toi, Papa… Tu l'as accepté. Une fois encore tu as fait preuve d'une humilité inébranlable et tu nous as, à tous, donné une sacrée leçon de vie par ton courage et ta bravoure. Ton combat est alors devenu mon combat. Malheureusement, nous n'avons rien pu faire pour empêcher que ne se closent tes paupières. Tu es parti, sans même avoir le bonheur de rencontrer ton petit-fils.

A trois mois près, Colin aurait pu rencontrer son grand-père. Tu aurais pu voir ta fille devenir mère. Tu aurais eu la joie de devenir papy. Le destin en a malheureusement décidé autrement. Il faut tout de même que tu saches, Papa, que mon fils sait - et saura toujours  -  qui tu es parce que jamais je ne cesserai de lui parler de toi. Maman lui a déjà montré de nombreux albums photos et toutes sortes d'affaires qui t'appartiennent et que nous n'avons pas encore eu le courage de jeter. Une fois, alors qu'il dormait chez elle, il lui a même demandé s'ils pouvaient sortir dehors un moment afin de parler à ton étoile. Quand Maman m'a raconté ça, j'en ai eu les larmes aux yeux. Si tu savais à quel point il peut me rendre heureux. Il est celui qui m'a donné la force d'affronter le monde quand tu es parti.

Colin est curieux. Il s'intéresse, il observe, il questionne, il écoute. Il a trois ans et demi, maintenant. Il comprend beaucoup de choses mais bloque toujours quand il s'agit de Romy. Il sait qu'elle est sa tata, mais il ne comprend pas pourquoi elle n'est jamais venue le voir. Il dit que lui, il est trop petit, qu'il ne peut pas. Mais qu'elle, elle est grande, et qu'elle pourrait. Ça a l'air de le rendre triste, alors, forcément, ça me rend triste. Je ne sais pas trop ce que je pourrais faire pour changer les choses… Pour tout te dire, Romy a su que j'étais enceinte au moment de ton enterrement, en voyant mon ventre se dessiner. Depuis, nous ne nous sommes pas revues. Evidemment que ça me peine. Mais elle a fait des choix. Des choix de vie qui incluaient qu'elle sacrifie et qu'elle abandonne sa famille. Je me suis fait une raison.

En septembre, Colin est rentré à la maternelle. Il grandi à une vitesse folle. Figure toi qu'il s'émancipe déjà de moi parce qu'il me demande parfois s'il peut rester plus longtemps avec ses copains. Ça me fait rire. Maman m'aide aussi beaucoup. Elle est toujours partante pour le garder, ce qui me dégage du temps libre pour sortir de temps en temps avec mes amis. J'essaye de ne pas oublier mon rôle de femme face à celui de mère. Ce n'est pas toujours évident de concilier les deux. Il est parfois difficile d'être mère célibataire. Et pourtant, je ne me vois pas inviter un homme dans ma vie, ni même dans celle de Colin. Il ne me questionne pas encore sur son père. A vrai dire, personne ne le fait, et c'est tant mieux.

Je viens d'entendre la porte de sa chambre s'ouvrir. Il a dû s'échapper de son lit. Je vais voir ce qu'il fabrique ! Je te dis à bientôt Papa, je t'aime.